Cultures

Asperges

Le bon sens paysan à l’épreuve du Covid-19

Publié le 24/03/2020 | par Nicolas Bernard

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Dans les champs, la saison des asperges s'annonce bonne mais, pour le coup, un peu trop en avance. Tout est mis en oeuvre pour retarder au maximum la récolte.
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La protection des salariés est une « priorité » pour Pauline et Clarisse.
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Comme tant d'autres magasins paysans, la ferme Clarisse est toujours ouverte malgré le confinement.
Nicolas Bernard
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A l'entrée du magasin, un panneau explique aux clients les mesures sanitaires à respecter.
Nicolas Bernard

La saison des asperges s’approche doucement, en quantité comme en qualité. Mais, dans un contexte chahuté par le Covid-19, l’incertitude plane chez les producteurs entre les difficultés à trouver de la main-d’œuvre et la commercialisation menacée en cas de confinement prolongé. Alors, sur le terrain, on s’adapte, on cherche des solutions en partant du « pire des scénarios ». C’est le cas de Pauline Klément et Clarisse Sibler, à Sigolsheim.

Et pendant ce temps, ils sont dans les champs. Alors qu’une grande majorité de la population française vit sous cloche depuis plus de dix jours maintenant, les agricultrices et agriculteurs de notre pays poursuivent leur mission nourricière comme si de rien n’était… ou presque. Dans la vallée de Kaysersberg, les deux magasins fermiers - le Cellier des montagnes, à Hachimette ; la ferme Clarisse, à Sigolsheim - sont toujours ouverts à leurs clients toujours aussi présents. Seules les mesures sanitaires essentielles - pas plus de dix personnes dans le magasin, entrée et sortie séparées, protection du personnel en caisse, marquage au sol pour délimiter les distances autorisées - rappellent que nous sommes entrés, toutes et tous, dans un quotidien que nul n’aurait imaginé vivre un jour. Le long de la route qui relie Kaysersberg à Kientzheim, le constat est le même. Sur les pentes du Schlossberg, les camionnettes et utilitaires garés ici et là rappellent que la vigne, elle, n’a que faire des tribulations sanitaires de l’humanité. La pousse continue, le soleil brille de mille feux, le millésime 2020 se construit peu à peu. Il faut être là pour entretenir, protéger et bichonner ces ceps dont tellement de choses dépendent. Tout comme le sol qui a besoin qu’on s’occupe de lui pour éviter l’intrusion d’adventices malvenues. Et puis la route continue vers la grande zone commerciale d’Houssen, vidée de ses vendeurs et acheteurs.

Incertitudes sur la main-d’œuvre…

Pour retrouver âme qui vive, il faut rebrousser chemin, à quelques dizaines de mètres de la Fecht. Clarisse Sibler et sa fille, Pauline Klément, jettent un regard pensif sur leur production d’asperges qui pointe le bout de son nez. Le début de la saison est pour bientôt. Les incertitudes dont déjà là. Merci Covid. Enfin, si, une chose est certaine : Dame Nature est clémente cette année, les asperges ne manqueront pas. Mais la belle doit aimer l’ironie. Pour une fois, c’est l’Homme qui n’est pas au rendez-vous. Calfeutré, apeuré, interrogatif ou au contraire courageux, résilient et solidaire, Homo sapiens dévoile petit à petit ses visages les plus troubles, les plus enfouis, les plus contrastés. Dans ce micmac, il faut trouver des gens prêts à cueillir ces asperges si plébiscitées en temps normal, et être certain que la clientèle sera bel et bien au rendez-vous. Clarisse et Pauline y ont déjà réfléchi. Elles sont parties de la « pire situation » possible pour imaginer des solutions qui tiennent la route. Le pragmatisme et le bon sens paysan sont à l’œuvre. « Pour l’instant, nous travaillons comme une année normale. Mais, si notre main-d’œuvre habituelle devait manquer, nous essaierons de nous renforcer auprès de travailleurs locaux », explique Clarisse. Habituellement, une trentaine de saisonniers sont présents pour assurer la récolte des asperges qui dure entre deux mois et, deux mois et demi. Sauf qu’un gros contingent vient de Pologne et l’autre de Roumanie. Le reste, ce sont des femmes turques basées en Alsace. « Cela fait vingt ans que je travaille avec elles. Mais je sais qu’en ce moment, elles ont peur et ne veulent pas sortir de chez elles. Et pour ceux qui viennent de l’étranger, encore faut-il qu’ils puissent venir jusqu’ici. Pour l’instant, les frontières françaises sont ouvertes. Mais jusqu'à quand ? »

Pour le moment, ils ne sont que cinq - dont Clarisse et Pauline - à pouvoir assurer la récolte des asperges. Un chiffre qui devrait malgré tout augmenter malgré la situation sanitaire actuelle. « On ne désespère pas de voir arriver nos Polonais et Roumains, en partie du moins. On sait qu’ils sont très motivés pour revenir travailler ici cette année. » Tout comme Gaëtan, un habitué du travail saisonnier qui vient s’arrêter spontanément pour prendre des nouvelles. Comme beaucoup de Français, il est en chômage partiel « forcé ». Mais, lui, aime bosser, en plus d’apporter une réelle bonne humeur sur son lieu de travail. « Comme Gaëtan, je reçois plein de demandes de gens souhaitant participer à la récolte. Pour beaucoup, outre le fait de se sentir utile, c’est simplement la possibilité de prendre un peu l’air qui les stimule. Moi, je suis évidemment prête à les accueillir. Mais, d’abord, il y a des verrous législatifs et réglementaires à assouplir », explique Clarisse. Comme beaucoup de ses confrères dans le milieu agricole, elle souhaiterait que les personnes mises en chômage partiel puissent cumuler ce droit avec une rémunération en bonne et due forme liée à la récolte des asperges. « C’est sûr que s’ils perdent tout leur chômage partiel en acceptant de participer aux récoltes, personne ne viendra. Il est donc urgent que les choses bougent, et vite. Car on se dirige vers une grosse problématique de main-d’œuvre dans la profession », prévient-elle. Car là, il s’agit des asperges. Mais après, il y aura les fraises et tous les petits fruits qui nécessitent aux aussi des bras pour être cueillis. Dans le cas où cette main-d’œuvre indispensable ne serait pas au rendez-vous, Pauline et Clarisse savent déjà qu’une partie de la production sera « sacrifiée », à savoir laissée au champ faute de mains. « Ça serait évidemment dur pour notre chiffre d’affaires mais nous n’aurions pas le choix », soulignent-elles de concert.

 

 

…et les clients

En admettant qu’elles réussissent à avoir la main-d’œuvre pour cueillir leurs asperges (quinze hectares tout de même), encore faut-il pouvoir les vendre. À l’heure où sont écrites ces lignes, Clarisse sait déjà que la production vendue habituellement à la restauration restera à quai, sauf retournement de situation. « Si le confinement dure, c’est déjà 30 % des ventes qui sont compromises », souligne-t-elle dépitée. Et puis il y a tous les particuliers, très nombreux, qui se massent chaque année dans son magasin de Sigolsheim pour faire le « plein » en asperges. Parmi eux, il y a toute cette clientèle venue de Suisse, de Belgique, d’Allemagne ou d’autres régions françaises, tous venants en Alsace pour quelques jours et faire un peu de tourisme. « Ceux-là, on sait aussi qu’on ne les verra pas non plus. » Reste alors les consommateurs des communes alentour comme potentiels acheteurs. Parmi eux, il est fort probable que beaucoup n’oseront pas sortir de chez eux si le confinement est toujours à l’ordre du jour au mois d’avril. Une décision qui sera sans nul doute difficile à prendre pour de nombreuses personnes, habituées à acheter une grande quantité d’asperges pour les consommer en famille à Pâques (le 12 avril cette année). Sauf que cette année, la résurrection du Christ risque fort d’être célébrée en visioconférence.

Pauline et Clarisse ont néanmoins tout prévu pour accueillir leurs clients dans les meilleures conditions, tout en respectant les mesures barrières en vigueur contre le Covid-19. « Nous avons imaginé un système de drive avec un système de commande par téléphone ou par mail la veille pour récupérer la commande le lendemain. Le but serait d’avoir à gérer dix à quinze clients par heure », détaille Pauline. Le retrait de la marchandise se ferait à l’extérieur du magasin, dans le restaurant - fermé - attenant à la boutique. « Évidemment, les asperges en vrac, avec la possibilité de les choisir soi-même, c’est fini. Dans ce cas de figure, seuls nos employés dûment équipés manipuleraient les asperges. Forcément, cela va nous demander encore plus de main-d’œuvre », poursuit la jeune agricultrice. En amont, il y aura toutes les prises de commande à gérer. Trois personnes sont déjà prévues pour s’occuper de ce poste. Là encore, de la main-d’œuvre en plus qu’il faut aussi sécuriser. Clarisse et Pauline évoquent aussi la possibilité de livrer les asperges directement chez les clients, ou presque. « L’idée serait de programmer des livraisons par quartier. Avec les réseaux sociaux, on pourrait réussir à l’organiser et le mettre en œuvre. » Reste la filière de la grande distribution dans laquelle une partie de la production pourrait être vendue. « Mais si le confinement continue, est-ce que les gens consommeront des légumes de saison plutôt que des pâtes et du riz ? Rien n’est moins sûr », craint Clarisse.

 

 

Retour au système D ?

Malgré toutes ces incertitudes, Pauline et elle tâchent de garder le moral et la confiance. Déjà, elles font le maximum pour ralentir la croissance des asperges. La semaine dernière, elles ont enlevé la première bâche plastique (sur deux) histoire de les freiner un peu. Elles ont également prévu de retourner la bâche restante du côté noir vers le côté blanc, histoire d’accumuler moins de chaleur. « On a tout fait pour être en avance cette année et, effectivement, ça marche, constate ironiquement Pauline. Maintenant, il faut qu’on travaille à rebours pour retarder au maximum la récolte. » Un retour en arrière que Clarisse est également prête à mettre en œuvre dans la gestion de ses saisonniers. Habituellement, ils sont amenés aux champs dans des minibus. Mesures barrière obligent, cela ne sera pas possible cette année si le confinement se chevauche à la récolte. Là encore, elle a déjà imaginé une solution : la grande remorque « à l’ancienne » avec des bancs pour accueillir les travailleurs. « Dans ce cas, pas de problème pour maintenir les gens à un mètre les uns des autres. Et puis, vu que les routes sont quasiment désertes, ça ne dérangera personne si on roule à vingt kilomètres à l’heure. Des solutions existent si on se donne la peine de réfléchir un peu. Je dirais même que c’est la grande force du monde agricole : sa capacité à relever les défis qui s’imposent à lui. » Le bon sens paysan ne connaît pas le confinement.

« T’inquiète, on est là ! »

Comme les supermarchés, le magasin fermier de Clarisse et Pauline a lui aussi connu un pic d’affluence le samedi précédant l’annonce du confinement et le mardi matin, juste avant l’entrée en vigueur de cette mesure restrictive. Prises de court le samedi, elles avaient juste mis en place un filtrage dès l’entrée du magasin histoire d’éviter les contacts rapprochés à l’intérieur. Le mardi matin, le dispositif était bien plus renforcé. « Quand on a vu comment ça s’est passé le lundi dans les grandes surfaces, on s’est dit qu’il fallait qu’on prenne un peu mieux les devants », témoigne Pauline. Afin de sécuriser leurs clients et leurs salariées, elles ont instauré une entrée et une sortie séparées, la présence de dix clients maximum dans le magasin, la mise en place de scotch de délimitation au sol autour de la caisse, et un film plastique transparent entre la caissière et les clients. Concernant l’approvisionnement des rayons, pas de souci en vue dans la mesure où la quasi-totalité de la marchandise provient directement d’agriculteurs ou transformateurs locaux. Pourtant, la demande est forte sur certains produits de base comme les pommes de terre. « Mardi matin, un client voulait cent kilos ! En deux heures, je n’en n’avais plus. Pareil pour les œufs. Eh bien, dès le début d’après-midi, j’avais de nouveau fait le plein. Les producteurs sont très réactifs. Ils me disent : « T’inquiète, on est là ! »». Si la civilisation est en pause, le monde agricole continue de tourner.

 

 

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