Vie professionnelle

Agriculture et protection de l’environnement

Vers une intelligence artificielle de « coopération »

Publié le 07/06/2020 | par Nicolas Bernard

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L'agrivoltaïsme a le double intérêt de protéger les cultures contre les effets du changement climatique en produisant de l'électricité « verte ».
Sun’Agri
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Grâce, entre autres, aux couverts végétaux, l'agriculture pourrait diminuer les émissions de carbone françaises de 7%.
Germain Schmitt

Comment l’innovation peut-elle transformer l’agriculteur en acteur de la « performance environnementale » ? Des solutions, fonctionnelles et rentables, existent déjà, d’autres restent à inventer. Pour être efficaces, démocratisées et acceptées par le plus grand nombre, elles devront mêler la performance de l’intelligence artificielle avec le « bon sens » de l’intelligence humaine.

Face aux défis - climatiques, économiques, sociaux, alimentaires - qui se dressent devant elle, l’agriculture aura fort à faire dans les décennies à venir. Comment concilier protection de l’environnement, éthique, capacité à nourrir des milliards de personnes, rentabilité économique, tout en étant pleinement acceptée par une société qui a l’agribashing facile ? Des solutions existent déjà, fonctionnelles et financièrement intéressantes, d’autres restent à expérimenter, d’autres à imaginer. Un point les relie toutes : l’innovation. Pour certains, elle est forcément numérique, robotique, et assistée des dernières technologies de communication. Pour d’autres, elle passe davantage par un changement de regard sur les pratiques agricoles, une « autre façon de faire » qui remet l’humain au milieu du process. Deux formes d’innovation - humaine et technologique - qui ont tout intérêt à converger aux yeux de Caroline Flaissier, responsable d’Engie Entreprises et Collectivités. Mardi dernier, elle était l’une des trois invités à la première conférence - en visio cette année, Covid oblige - du LF Day 2020, la journée dédiée à l’innovation agricole.

 

 

Valoriser le « big data »

Pour elle, le « monde de demain » mêlera le numérique et les « bonnes idées ». La crise du Covid-19 et ses nombreux effets secondaires seraient ainsi une « belle opportunité » pour faire émerger de nouvelles solutions. Sur le plan énergétique, elle estime que les « boucles courtes » ont de l’avenir, à savoir la capacité à produire soi-même l’électricité qu’on consomme. « Chez Engie, nos clients veulent de plus en plus être acteurs de leur énergie. Depuis qu’on a lancé notre solution d’autoconsommation en 2018, les demandes affluent de partout. On arrive à développer des projets avec des rentabilités intéressantes, même dans le nord de la France. » Le monde agricole a un rôle majeur à jouer dans cette transition énergétique « inévitable ». Plusieurs pistes sont à explorer : la mise à disposition des toits des bâtiments pour des investisseurs dans le photovoltaïque, ou l’optimisation de structures existantes, grâce à la collecte et la valorisation des données, le fameux « big data » qui apparaît de plus en plus comme étant le nerf de la guerre. « Nous pensons que la meilleure énergie est celle qui n’est pas consommée. Sur ce point, il y a encore beaucoup à faire et à améliorer en agriculture », estime Caroline Flaissier. En combinant des données collectées sur place (température du hangar, pluviométrie, etc.) avec celles issues de l’énorme base d’Engie (qui bénéficie de l’historique important de Gaz de France), les chaînes de froid pourraient être optimisées. « On se rend compte que, dans certaines situations, il vaut mieux réfrigérer davantage en ajoutant des panneaux solaires. Le processus est ainsi bien mieux optimisé. En parallèle, il y a aussi l’isolation des bâtiments à améliorer. Ces actions rentrent dans le cadre du dispositif des Certificats d'économies d’énergie, qui impose aux vendeurs d’énergie de réaliser des économies d’énergie. »

 

 

Une approche « globale » des problèmes et solutions

Antoine Nogier, responsable de Sun’R Groupe, a une autre idée en tête : se servir de la production d’énergie solaire pour protéger les cultures les plus exposées aux conséquences du changement climatique. C’est le concept de l’agrivoltaïsme, mettre des panneaux photovoltaïques capables de protéger les plantes des excès de chaleur tout en laissant passer la pluie et la lumière nécessaires. L’installation fait entre quatre et cinq mètres de haut, pour laisser passer les engins au-dessous. Elle est d’abord conçue pour la culture, pas pour la production d’électricité. « Ce qui compte avant tout, c’est de réduire significativement la consommation d’eau de la plante, avant la production électrique. Celle-ci ajoute néanmoins un critère de transition énergétique qui offre un double intérêt à ce dispositif », explique Antoine Nogier. Comme pour une installation classique, l’électricité produite est revendue sur le réseau ou utilisée directement par des agriculteurs ou viticulteurs situés à proximité. Le gros intérêt réside surtout dans la capacité à pouvoir produire de l’énergie « propre » sans rogner sur des terres agricoles. L’agrivoltaïsme combinerait le meilleur des deux mondes. Une nécessité aux yeux du responsable de Sun’R Groupe. « Nous vivons désormais dans un système de rareté. Je pense qu’il faut désormais sanctuariser les terres agricoles, et non plus les détourner de leur utilisation première. On ne peut pas les défricher pour y mettre des centrales à panneaux photovoltaïques. » L’agrivoltaïsme serait-il la solution miracle à installer sur toutes les parcelles agricoles françaises ? « Non, ce n’est pas possible et pas nécessaire. Déjà, elle s’adresse avant tout à la viticulture et l’arboriculture, deux filières particulièrement exposées aux changements du climat. Ensuite, il faut savoir qu’il ne faudrait qu’un pourcent des terres agricoles françaises pour faire la transition énergétique complète du pays. Mais encore une fois, pour atteindre un tel objectif, il est indispensable de travailler de manière multisectorielle. Par exemple, sur les terres agricoles, nous devons avoir une approche globale. Si on interdit la déforestation chez nous mais que, dans le même temps, on importe des produits du Brésil où la déforestation est très présente, on ne fait que déplacer le problème. »

Le partage des données, la clé du succès

Cette vision large, multiple et irrémédiablement « coopérative » sera la clé de voûte d’une agriculture qui saura concilier productivité, rentabilité et protection de l’environnement, aux yeux d’Aline Bsaibes, responsable de la société ITK. Celle-ci édite des outils d’aide à la décision pour les agriculteurs depuis 17 ans. On retrouve des solutions pour améliorer la gestion de l’eau, pour établir le besoin énergétique de la plante, pour piloter l’irrigation, la fertilisation organique, ou encore pour gérer les cultures intermédiaires ou les couverts végétaux, ces dernières pratiques ayant un gros rôle à jouer dans le stockage du carbone dans le sol. Un enjeu « majeur » rappelle Aline Bsaibes, pour l’instant absent du « Pacte vert pour l’Europe », la feuille de route présentée par la Commission européenne visant à « rendre l’économie européenne durable ». « On évoque plein de choses dans ce document, mais pas du stockage de carbone. Pourtant, avec 4,8 millions de tonnes de carbone stockées dans le sol, l’agriculture pourrait diminuer ses émissions de CO2 de 40 %, ce qui représente 7 % des émissions françaises par an. Mais, là encore, si l’on veut avoir un réel impact sur le changement climatique, cette question du carbone doit être gérée à l’échelle globale, sinon on ne fera que décaler le problème chez les autres. » Le calcul est simple : 1 + 1 + 1 + 1 + 1 = 1. Le temps du « chacun pour soi » doit être laissé derrière au profit d’un « vrai partage » de services et de données. En France, particulièrement, il y a encore du chemin à faire constate-t-elle avec un brin de désarroi. « Ici, tout le monde veut réinventer la roue alors qu’il suffirait d’empiler les briques existantes. D’autres pays, les États-Unis en tête, l’ont bien compris. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ITK se développe plus à l’export. En France, il y a encore trop cette notion de compétition. » En pratique, il faudrait, selon elle, accepter d’agréger les données récoltées par les uns et les autres pour aboutir à des solutions « environnementales » et « économiques » qui soient réellement bénéfiques à l’agriculteur. « Lui ne veut pas saisir ses données. Il faut que ça soit fait de manière automatique grâce à la robotisation et la numérisation. Et pour cela, il faut des systèmes intéropérables, comme dans les autres pays. Il ne pourra pas y avoir d’intelligence artificielle sans une intelligence humaine de coopération. »

 

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